Interview écrite

4 septembre 2012
Posté par
Marie

Rencontre avec… Bernard Domeyne

Bernard Domeyne, vous publiez dans la collection « Classique » une nouvelle fresque historique, un destin de femme hors du commun dans l’Antiquité tardive. Alors, Arsinoé d’Afrique, pourquoi ? La genèse de ce roman a commencé il y a trois ans, en décembre 2009. A l’époque, je venais de terminer Zaïda, les vents d’Espagne et d’Afrique. Je réfléchissais à un nouveau roman historique, et je voulais sortir du monde arabo-musulman. J’ai choisi l’Empire Romain à l’époque des invasions barbares à la suite d’un lent travail de maturation, hanté par la figure tragique d’Hypatie d’Alexandrie.

Hypatie est apparue dans mes romans bien avant la sortie en salles du film d’Alejendro Amenabar ; son nom sert de safeword dans une scène de mon roman policier Le crime de Loyasse, le quatrième opus des enquêtes de Addamah & Manset… Dans le même roman, l’un des personnages parle de l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire Romain d’Edward Gibbon. C’est dire que l’idée me trottait déjà dans la tête…

Plus tard, j’ai vu le film d’Amenabar, Agora. Et c’est là que l’idée du roman m’est venue : lorsque commence l’histoire d’Hypatie – avec la mort de Théon, son père – l’Empire Romain est encore intact. Moins d’un siècle plus tard, il aura disparu d’Occident. Un empire de mille ans… L’histoire n’est pas banale.
C’est ainsi qu’est né en février 2010, le personnage d’Arsinoé, fille – hypothétique ! – de Synésios de Cyrène, élève d’Hypatie.

L’écriture de ce roman a été difficile ?
Très difficile. L’Antiquité tardive est une époque ou la destinée des peuples bascule…

…Comme dans Zaïda, les vents d’Espagne et d’Afrique
C’est plus compliqué. Parce que cette histoire-là touche aux racines judéo-chrétiennes de la civilisation occidentale. Nos racines.

Pour toute une école historiographique chrétienne, très longtemps dominante et toujours très présente, l’Empire Romain finissant est un empire chrétien ; et la conversion de l’empereur Constantin en 312 n’aurait été que l’aboutissement d’un mouvement irrésistible d’adhésion à la nouvelle Foi. Cette thèse est depuis une trentaine d’années battue en brèche par l’école anglo-saxonne, avec des auteurs comme Robin Lane Fox et Ramsay MacMullen notamment. Ces chercheurs, s’appuyant sur un réexamen critique des sources, pensent que l’Empire est resté très largement païen jusqu’au début du IVe siècle et à la conversion de Constantin ; que celle-ci a donné une impulsion nouvelle à la religion chrétienne ; et que c’est sous le règne de Théodose le Grand (379-395) qu’eut lieu la véritable rupture : le christianisme est consacré seule religion de l’État, les anciens cultes sont interdits, les temples détruits ou transformés en églises, et les œuvres et manifestations païennes proscrites. Or, si l’Orient est alors christianisé – bien que la Haute Égypte restera fidèle au culte d’Isis encore longtemps – l’Occident du monde est encore – hors les cités – très largement païen.

Dès lors, on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre les réticences à l’égard de la nouvelle religion, la position des penseurs chrétiens (à commencer par Saint Augustin) vis-à-vis du sort de l’Empire -la providence divine n’est pas niée par les malheurs de l’Empire, bien au contraire- , les persécutions contre les païens (dont les conséquences sont plus importantes en Occident qu’en Orient), et la chute de Rome : c’est sur un empire déchiré jusqu’aux sommets de l’État , et déchiré par les querelles religieuses : chrétiens contre païens, ariens, gnostiques, manichéens, donatistes, priscillianistes… chrétiens monophysites contre partisans de la double nature du Christ, etc. que les barbares vont fondre.

C’est dans cette optique que j’ai écrit Arsinoé d’Afrique. Simplement parce qu’elle me paraissait historiquement la plus juste.

L’une des difficultés était donc de saisir l’ambiance d’une époque ?
Exactement. Une autre, c’est que l’histoire s’accélère. Dans un roman historique, l’enchaînement des évènements est fondamental. Or, à cette époque charnière, ils sont effroyablement compliqués. Le challenge, c’était de construire une intrigue simple, sur un chaos.

Mon héroïne, Arsinoé, va au fil de ses rencontres, faire le tour de la Méditerranée, cette Méditerranée – Notre Mer Intérieure, disaient les Romains – qui est le trait d’union de l’Empire, et qui à la fin du roman, sera devenue – ou redevenue – une barrière entre le nord et le sud, entre l’est et l’ouest, le territoire des pirates et de tous les dangers. Arsinoé se rendra partout : à Constantinople, à Ravenne, en Afrique, en Gaule, à Jérusalem, à Antioche, à Rome et finira sa vie en Égypte. Elle rencontrera tous les protagonistes de cette tragédie qu’est la chute des aigles : Théodose II et Pulchérie, Galla Placidia, Ætius, Genséric, Attila…

Parlez-nous un peu de votre héroïne…
Arsinoé est à demi-égyptienne : son père est Grec. Elle est d’abord éduquée dans la religion chrétienne, puis tentée par la pureté de la gnose. Elle optera finalement pour le culte traditionnel de l’Égypte et deviendra prêtresse d’Isis. Elle s’opposera au zèle intolérant des chrétiens, zèle qui culmina avec le martyre d’Hypatie.

Sans dévoiler l’intrigue du roman, pouvez-vous nous parler des rencontres d’Arsinoé ? Arsinoé se liera d’amitié pour Eudoxia, la fille d’un rhéteur d’Athènes qui aura un destin exceptionnel ; puis elle suivra l’Impératrice d’Occident Galla Placidia à Ravenne, où elle connaîtra un amour malheureux. En Afrique, elle rencontrera un personnage exceptionnel, qui domine cette époque : le roi des Vandales Genséric.

On représente souvent l’Empire Romain comme une civilisation monolithique, une citadelle assiégée par les barbares… Les barbares sont présents dans l’Empire, mercenaires, comme les Huns ou fédérés, comme les Wisigoths. Il faut se garder de considérer l’Empire Romain comme un bloc. En réalité, il est toujours resté extraordinairement diversifié. Même au Bas-Empire, avec un appareil d’État renforcé, chacune des provinces conserve ses spécificités.

Il y a le droit romain certes, consacré par une citoyenneté égale pour tous depuis l’édit de Caracalla ; et la grande civilisation gréco-romaine. Mais précisément, à cette époque, l’Empire se brise : Ravenne commande à l’Occident, et Constantinople à l’Orient. Le Grec sera bientôt la langue officielle de la chancellerie de l’Empire d’Orient…

La simplicité du monde romain qui va disparaître, ce qui a fait son unité, sa spécificité, son âme enfin, c’est précisément la Méditerranée. L’Empire romain a été un système méditerranéen, dont les lignes de forces étaient tracées de Narbonne à Alexandrie, de Carthage à Aquilée. Arsinoé d’Afrique invite à le découvrir.

Votre livre s’ouvre sur une citation des Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar… « Je me disais qu’il était bien vain d’espérer pour Athènes et pour Rome cette éternité qui n’est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d’entre nous refusent même aux dieux… Comme l’initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre ». Oui. C’est une phrase que je livre à la réflexion du lecteur. Elle a hanté l’écriture de ce roman. Rome, je le crois, était digne d’admiration. Rome avait su accueillir et tolérer en son sein les cultes les plus divers pour assurer la paix de l’Empire. Au fur et à mesure que j’écrivais l’histoire d’Arsinoé, j’ai vu avec une infinie tristesse ce monde antique et ses dieux, si proches de notre humanité, disparaître.
Je vous remercie.